Il y a des films qui s’imposent, d’autres qui s’impriment. Tous les matins du monde, l’œuvre d’Alain Corneau sortie en 1991, fait mieux : il s’infiltre. En moins de deux heures, il transforme une salle obscure en chapelle intime et une simple corde en confession. On y entre pour voir Depardieu, on en sort envouté par la voix oubliée d’un instrument disparu : la viole de gambe.
Pourquoi un film baroque touche encore aujourd’hui ?
L’histoire est simple, presque austère. Monsieur de Sainte-Colombe (campé par un Jean Pierre Marielle mutique), musicien reclu, pleure la mort de sa femme et se réfugie dans son art, tandis qu’un jeune ambitieux, Marin Marais, cherche à s’approprier son génie. Rien de spectaculaire, pas d’effets numériques, et pourtant… l’émotion est brute, nue. Comme si la caméra de Corneau avait décidé de filmer l’âme.
On a beau vivre en 2025, saturés d’images et de bruits, ce film impose le silence – un silence habité, presque oppressant. Et dans ce vide, un son surgit, celui de la viole, à la fois caresse et blessure.
La viole de gambe, star improbable
Soyons honnêtes : avant ce film, qui savait encore reconnaître une viole de gambe d’un violoncelle ? Instrument baroque oublié, coincé entre la Renaissance et Bach, elle est devenue, le temps d’un long-métrage, une icône culturelle.
Les ventes de disques de Jordi Savall, qui signe la bande originale (disponible en streaming), ont explosé – plus de 500 000 albums écoulés, un record pour un répertoire baroque. Et soudain, des milliers de spectateurs (j’en suis) se sont mis à chercher des concerts de viole, comme on irait écouter un vieux maître zen. Oui, un film peut faire renaître un instrument.
Leçon d’art et d’humilité
Mais Tous les matins du monde n’est pas seulement une histoire de musique, c’est une histoire d’ego. Sainte-Colombe fuit les honneurs, Marin Marais les convoite. L’un vit dans l’ombre, l’autre rêve des ors de Versailles. Et pourtant, c’est le reclus, l’ermite, qui détient la vérité : « La musique n’est rien si elle n’est pas le cri de l’âme », dit-il. Voilà la claque. À une époque où tout s’affiche, où tout se monétise, ce film est un chef d’oeuvre parce qu’il rappelle qu’il existe une grandeur dans le retrait, un art de disparaître pour mieux laisser parler ce qui compte.
Pourquoi le revoir aujourd’hui ?
Parce que Tous les matins du monde est un antidote. Un antidote au bruit, à l’instantanéité, à la vitesse, à l’égocentrisme. Ce film oblige à ralentir, à écouter, à ressentir. Et parce que, sans qu’on s’y attende, il fait naître une tendresse étrange pour cet instrument au nom désuet, la viole de gambe, qui semble contenir dans ses cordes toute la mélancolie du monde.